RES MUSICA ( 14 octobre 2011)
Jean Cartan, ou le génie décapité
Jean Cartan fait partie du club retreint des compositeurs emportés dans la fleur de l’âge avant leur trentième année. Issu d’une famille de scientifiques français, si son père associe son patronyme à celui d’Einstein au sujet de la relativité, Jean rattache le sien à Widor et Dukas parmi ses professeurs, Messiaen et Duruflé parmi ses camarades de classe. Il commence à composer vers 1925 quelques mélodies, un Pater pour solistes, chœurs et orchestre et de la musique de chambre dont les cinq pièces enregistrées ici constituent l’intégralité. En tout, une douzaine d’œuvres seulement, avant d’être emporté parla tuberculose à la de fin mars 1932.
Chronologiquement, Cartan compose entre 1926 et 1930 l‘Introduction et Allegro pour flûte, hautbois, clarinette, cor, basson et piano (la même formation que le Divertissement op. 6 de Roussel, son maître à penser qui suivra toute sa carrière non sans l’influencer), le Quatuor n°1 (1927) dédié justement à Roussel, le Quatuor n°2 (1930) – ces trois morceaux étant inédits au disque – et enfin la Sonatine pour flûte et clarinette (1931).
Dans un paysage musical extrêmement riche et saturé ouvert aux multiples influences et innovations, la voix suivie par Jean Cartan dans cette entre-deux-guerres bouillonnante n’emprunte ni la voix de la subversion ni celle du refuge néoclassique. Le langage est original et surtout très personnel. Bien que s’inscrivant dans un cadre plutôt classique au niveau formel, son contenu ne se laisse pénétrer ni par la mode ni par les facilités. Bien au contraire, un chant tout à fait authentique s’exprime, bien ancré dans un vingtième siècle mêlant dissonances réfléchies et colorées, parodies (quatuor n°1, II) et pastiche (id., III), thèmes d’allures populaires retravaillés (id., I et IV). Le travail contrapuntique parfois très élaboré sous forme de fugato ou de multiplication thématique (quatuor n°2) l’amèneront dans des régions très avancées où évoluent des terrains mouvants le projetant aux bords de l’atonalité. En si peu de temps, il sera aisé de sentir cette évolution poussée vers une modernité dont on ne saura jamais quelle en aurait pu être la limite.
Jean Cartan n’est pas un bluffeur jeteur de poudre aux oreilles. La sincérité qui émane de ce langage s’incarne parfaitement dans l’interprétation engagée de l’Ensemble et du Quatuor Stanislas, actifs défenseurs de la musique française chez le même éditeur (voir ses publications de Maurice Emmanuel, Guy Ropartz et Florent Schmitt). Un très bon point en tout cas pour le remarquable quatuor n°2 qui sait trouver la clarté dans la complexité et ne cherche jamais à édulcorer l’âpreté voulue des cordes.
Nicolas Mesnier-Nature
CLASSICA (Paris, novembre 2011) ***
"... la musique de Cartan élargit la tonalité sans jamais l'abolir tout à fait. On reste donc tout à fait dans une certaine modernité française (le dernier mouvement de la Sonatine pour flûte et clarinette est le frère jumeau de la Sonate pour deux clarinettes de Poulenc). Si les audaces du Quatuor no1 sont encore un peu sages, si la Sonatine et l'Introduction et Allegro penchent un peu vers le Groupe des Six, le Quatuor no2 part dans de nouvelles directions, plus atonales et lyriques, surtout dans les mouvements lents, tout en conservant la complexe pulsation empruntée à Roussel. Tout cela est extrêmement intéressant, très soigneusement interprété et de manière vivante par des musiciens très concernés."
Jacques Bonnaure
CLASSIQUE-INFO ( 31 janvier 2012) "Ring" du mois
Il y a peu de chance de tomber sur une œuvre de Jean Cartan ailleurs que dans ce disque Timpani qui nous livre l’intégrale de sa musique de chambre, hors mélodies, et trois premiers enregistrements mondiaux. Et pour cause, Jean Cartan, né en 1906 dans une famille de mathématiciens, mourut de la tuberculose à l’âge de 26 ans, ne laissant qu’une douzaine d’œuvres, mais à en juger par les deux quatuors, d’une originalité radicale et toute personnelle, qui le placent, à l’égal de Lekeu, mais plus tardivement, parmi les génies de la musique : une musique qui comme son auteur n’a pas eu le temps de vieillir, et reste moderne, même lorsqu’elle pastiche les mélodies populaires de son temps.
Existe-t-il un autre musicien français qui produisit deux quatuors (et de si belle facture) avant l’âge de vingt-cinq ans ? Le Quatuor n°1 qui date de 1927, observe encore les règles classiques (quatre mouvements avec scherzo inversé, et notation des tempi en français) mais son contenu est déjà d’une maturité sans comparaison avec les œuvres de jeunesse de Debussy et Ravel, au point qu’on se demande quels ont pu en être les modèles. Evidemment pas Roussel qui fut le mentor de Cartan –et auquel il dédia ce premier quatuor- et dont l’unique œuvre dans ce genre date de 1932, année de la mort du jeune homme. S’il y a bien une pointe de Debussy dans le développement du thème populaire secondaire du premier mouvement, les angles du thème principal répandu sur deux octaves, l’acidité des dissonances, le lyrisme violent, la largeur polyphonique et par instants polytonale de l’ensemble ne suggèrent guère que Milhaud dont les deux premiers quatuors datent d’avant 1918. Si cela fleure indéniablement le style français, le Vif et nerveux qui fait office de scherzo, a lui, un parfum sud-américain, à cause du shimmy auquel il fait allusion, et qui sonne aujourd’hui pour nous comme une sorte de tango bancal avec son trio aux allures de valse-hésitation 1900 : on est toutefois surpris par la vivacité et la science des techniques de l’écriture pour cordes, alternant pizzicati, syncopes, dans une promenade à travers toute l’étendue du registre des quatre instruments. L’économie de moyens est admirable et laisse le souffle court devant la perfection de la conception, osée, par l’affirmation d’une inspiration sans faille, ni longueur, le côté presque borné du compositeur qui sait absolument d’instinct ce qu’il veut. Qui a également les moyens techniques de ses ambitions, comme il apparaît dans le Très lent, une fugue à l’ornementation baroque, dans une superposition tonale des plus inhabituelles, qu’on aurait attendu d’un Stravinsky, s’il avait eu le sens de pareil ampleur de geste. L’effet de juxtaposition d’atmosphères si divergentes permet une expressivité maximale sans qu’il soit besoin d’en dire trop. La conduite du mouvement final, qui oppose un refrain à des variations humoristiques de plus en plus tendues est tout aussi remarquable : on y retrouverait des figures à la Poulenc (si Poulenc avait eu une affinité pour les cordes) et quelque chose de Ferroud peut-être. Il faut souligner l’interprétation, merveilleuse d’engagement et de précision du Quatuor Stanislas déjà salué dans la musique de chambre de Maurice Emmanuel il y a peu..
C’est l’autre aspect de cet ensemble qu’on retrouve dans l’Introduction et Allegro pour piano et quintette à vents (dispositif imité du Divertissement opus 6 de Roussel), où le piano de Catherine Chaufard sert de guide par le motif répétitif extrêmement bien trouvé qui ouvre la pièce, laquelle se développe dans une suite de variations de saveur hispanisantes, à travers des rythmes de habanera, de sardane, où l’on croit entendre une cobla. Le travail du contrepoint passe inaperçu, mais l’entrelacs des thèmes, le retour du motif obsessionnel de départ, la flûte à la Gaubert, tout est merveilleusement façonné et ces huit minutes de bonheur passent comme un rêve.
La Sonatine pour flûte et clarinette renvoie au souvenir des sonates pour vents de jeunesse de Poulenc, mais dans une écriture plus maîtrisée. Seul grand succès public de Cartan lors de sa création au festival de musique contemporaine à Oxford en 1931, elle témoigne de la constante interrogation des procédés de la tonalité à travers des structures en miniatures, sans se départir d’un grand naturel dans l’énonciation, d’apparence évidente : la Pastorale se déroule à partir d’un canon inquiet aux hésitations modales, dont les ornementations s’essaient aux harmonies imitatives de chants d’oiseaux. Il paraît certain (comme dans le Second quatuor) que Messiaen, qui fut le condisciple de Cartan dans la classe de Dukas au conservatoire, s’est plus tard souvenu de sa musique. Dans la Berceuse centrale, on pense à La flûte à travers le violon d’Arthur Lourié, et le rapport à la musique russe s’accentue dans le virtuose rondeau final aux mélismes orientaux. Mais ce qui frappe surtout dans cette musique, c’est l’aspect optimiste et heureux.
Le Quatuor n°2 marque l’étape ultime du trop court parcours de Jean Cartan, et montre une évolution fulgurante de sa manière, tant dans la liberté des formes que dans l’éloignement de l’harmonie classique, les mouvements extrêmes ne trouvant l’apaisement et la tonalité de la bémol majeur annoncée que dans leurs dernières mesures. Les séquences thématiques sont remplacées par une abondance de motif, jusqu’à six dans l’Allegro con fuoco médian, une sorte de double scherzo à la structure indescriptible, mêlé de fugato, où le Quatuor Stanislas se lance dans un véritable chatoiement de rythmes, sans perdre la continuité dans la mystérieuse profondeur de ces sections rapides. Le récitatif qui prélude au troisième mouvement se défait des références tonales, ouvrant sur un Adagio auquel se mêle soudain un Allegro molto vigoureux dont le développement est rejeté au profit d’une première variation sur la section lente. Un nouveau motif rapide en pizzicati se greffe sur la structure, le récitatif reprend au violoncelle entraînant des bribes de la première section rapide, avant qu’une deuxième variation lente ne s’élève, suggérant par l’interpénétration des diverses sections une sorte de croissance organique et de rétractation finale de l’arborescence dans sa graine. Cette œuvre, qui approche la demi-heure est-elle restée sans descendance ? On aimerait croire que Roger-Ducasse s’en soit souvenu en terminant son Deuxième quatuor ou Claude Delvincourt dans son Quatuor posthume, deux œuvres qui mériteraient d’être enregistrées à nouveau.
Dans ce Quatuor n°2, on aurait voulu, malgré la belle présence des instrumentistes que se taise le léger bruit de fond des micros qui ronflent lorsqu’on monte un peu trop fort le son, mais c’est un détail au regard de la découverte que constitue l’ensemble de ce disque. On veut maintenant une intégrale ! Près de quatre-vingts ans après la mort de Jean Cartan, il reste beaucoup à apprendre de ce jeune musicien foudroyé qui réinventa son histoire de la musique moderne du fond de sa chambre au sanatorium
Fred Audin
FANFARE MAGAZINE (USA Août 2012) Highly Recommended
(...) Le premier quatuor à cordes est une oeuvre d'une immense vitalité, rappelant Ravel dans ses mouvements extrêmes, et Roussel dans le scherzo. Le mouvement lent est le plus original, pour l'essentiel une triple fugue d'une solenelle splendeur. L'Introduction et Allegro pour quintette à vents et piano est d'une facture plus traditionnelle, rappelant l'Introduction et Allegro de Ravel, la Sérénade de Roussel ou les Danses Sacrées et Profanes de Debussy. La Sonatine pour flûte et clarinette fut composée en 1930, et créée avec grand succès un an plus tard. (...) C'est léger et pourtant d'une grande acuité technique, constamment inventif.
Le peu conventionnel second quatuor , achevé en 1931, est tout du long remarquable par son usage intensif du contrepoint, dès son début fugué. Constitué de trois mouvements, le premier étant une pièce méditative d'une grande beauté. Le second mouvement fait penser à Roussel mais avec un canevas plus large et varié. Le long finale s'ouvre avec un récitatif du violoncelle suivi du second violon, d'un effet puissant. Il s'enchaîne avec un adagio fantomatique, mais l'essentiel du mouvement est un allegro dynamique propulsé par une cellule rythmique de tarentelle, s'achevant par le retour du récitatif de violoncelle qui introduit à nouveau un adagio de deux minutes concluant de manière émouvante le quatuor .
Le Quatuor Stanislas joue admirablement, faisant preuve d'une grande adresse technique et d'une grande conscience de l'effort à accomplir dans des oeuvres exigeant de telles qualités. Mise à part une réserve concernant les deux scherzos, insuffisamment nerveux et rapides à mon goût, j'ai apprécié la chaleur et la texture transparente du jeu des Stanislas, tant du Quatuor que de l' Ensemble, .
Il est bien dommage que Jean Cartan soit mort si jeune, mais son testament musical montre qu'il a au moins pu accomplir une partie de son potentiel considérable.
Bénéficiant d'une bonne prise de son, ce disque est hautement recommandé .
Barry Brenesal